June B-R Weaver

   

Je n’ai pas eu d’enfance malheureuse. En fait, ma vie a toujours été un rêve; un rêve tellement doux, que je n’en souviens pas vraiment.
Il paraît que quand j’étais petite, j’étais sage et jolie. On ne me dit plus vraiment que je suis jolie, maintenant.

J’avais un tuteur, une nourrice, un majordome attitré et toute la maison à mes pieds. Mon cousin Louis venait souvent me voir, et on jouait à la poupée. J’en avais plein. Je ne leur donnais pas de nom, elles s’appelaient toutes Barbie ; parce que je trouvais que Barbie était jolie, belle et grande, et que je rêvais de devenir comme elle. Je savais pas que ce rêve allait se réaliser, quelques années plus tard.

Un jour, maman m’avait grondé parce que j’avais cassé une vitre en jouant à la balle avec Louis ; alors je suis partie m’asseoir dans un coin, et j’ai pleuré. Louis est venu me voir, il m’a dit qu’il avait quelque chose à me montrer, et il m’a amené dans la cour. Je ne venais jamais là, juste pour accueillir papa quand il rentrait de voyage. J’avais peur que maman me voit, mais j’ai quand même suivi Louis.
On s’est cachés dans un buisson.
Quelques minutes plus tard, les grilles se sont ouvertes pour laisser sortir la limo de ma grand-mère, et on s’est faufilés dehors avant que quiconque ne puisse nous voir.

Ça me faisait bizarre. J’avais 12 ans, et jamais je n’étais sortie de la maison. Ça ne me dérangeait pas pourtant, elle était assez grande pour des milliers de petites filles comme moi. Et j’avais un cinéma rien que pour moi.

Dehors, Louis m’a emmené chez un ami à lui, il m’a dit que j’étais assez grande pour ça, et que c’était ridicule de laisser une aussi belle fille que moi enfermée dans une maison. Il avait 16 ans, alors je croyais tout ce qu’il disait.
Ses amis faisaient un peu peur, ils étaient entassés dans la cave (une cave minuscule !) et fumaient. Ça sentait le vomi, l’alcool et la pisse. L’air était tellement empli de fumée que je ne voyais rien à trois mètres.
« Regarde ses fringues, merde »
« Putain c’est une gosse de riche »
« Elle est bien foutue »
« Mec, elle a même pas dix piges »
Alors je m’étais levée, coincée dans ma robe en dentelle, et j’avais dis, sans trembler « ta gueule, j’ai 12 ans. Et nique ta mère. »  J’avais appris cette expression en regardant Secret Story.

Je ne me souviens plus vraiment de la suite. Juste que je me suis réveillée dans un lit sale et étroit, du sang séché entre les cuisses, et qu’un mec pas net dormait à côté de moi.
Ah oui, et j’étais nue.
A partir ce jour, Louis venait me chercher toutes les semaines pour aller chez Timmy (son pote à lui), et j’ai commencé à me transformer en Barbie.
Je mettais des robes de plus en plus courtes, et puis j’ai arrêté les robes et j’ai mis des jupes ; j’ai appris à me maquiller, j’ai regardé plus souvent Secret Story pour apprendre d’autres expressions comme « j’vais te niquer ta race fils de pute », je buvais le vin de papa en cachette pour m’habituer, et je m’efforçais de me défaire de toutes les bonnes habitudes que maman m’avait inculqué.
Plus les jours passaient, et plus je prenais de l’assurance. On ne se moquait plus de moi ni de mes fringues, chez Timmy. Je fumais, je buvais, et je disais des gros mots. J’ai couché avec tous les mecs de la bande. Je me suis découvert une insouciance, un côté fêtard, une irrépressible envie de déconner, un penchant à rire pour n’importe quoi, une joie de vivre que je ne me connaissais pas. Je passais mon temps à boire et à chanter, à draguer, à m’amuser et à me mettre dans des situations impossibles, balançant mon fric à la figure de ceux qui voudraient m’arrêter.

Mais je ne me sentais toujours pas à ma place. Les années passaient, et plus je grandissais, plus je me rendais que quelque chose clochait. J’étais différente des autres. J’agissais comme eux, je parlais comme eux, je mangeais comme eux, j’avais les mêmes envies qu’eux, mais je n’étais pas comme eux. Je n’étais pas à ma place, je le savais.

Et puis un jour, j’ai reçu une lettre.
J’ai tout plaqué, j’ai rempli une valise de billets de banque, j’ai attrapé ma carte bancaire au passage, j’ai mis ma robe la plus courte, empoigné une bouteille de vodka, et je suis partie, clope au bec et talons aux pieds.

Maintenant, je suis à Greycity, et je sais qu’il y a quelque chose de louche dans tout ça, parce qu’on ne reçoit pas une lettre, comme ça, nous demandant de venir nous installer dans une île. Mais je m’en fous, parce qu’ici je me sens bien, je me sens normale, et je vis la vie à fond, même si je sais que ce rêve éveillé ne durera sans doute pas.